immatriculation : 5277X9
2 janvier 1928
C’était il y a 93 ans. Cela m’émeut car c’est l’âge de papa Roger. On est en plein hiver, en pleine neige. A près de 2500 mètres d'altitude ! Kégresse a réussi l’expédition de la Croisière Noire , mais n’a pas encore construit les voitures C4 de la Croisière Jaune. Un grand marché s’offre aux autochenilles : celui des pays froids, et il expérimente à fond les chenilles P15-Neige, un peu plus larges et longues que les chenilles normales. Alors, il fait comme d’habitude : il demande à André Citroën de lui réserver deux véhicules. André dit toujours oui, et lui file deux châssis de B14, qui est à la fin de sa vie commerciale. Et Kégresse ne s’embête pas : ce qui l’intéresse, lui, c’est d’enlever le train de roues arrière et d’y poser ses chenilles-neige. La carrosserie il s’en fiche, le plus simple est le mieux : des sièges, l'habitacle, on s’en moque, les passagers n’auront qu’à se couvrir. Comme il s’agit de lui et de ses copains, on s’habille en Damart thermoactyl.
Et ça donne cet exploit, le 2 janvier 1928.
Non seulement il fait froid, dix mètres de neige à franchir. Mais on le fait en véhicule décapoté. J’ai refait le parcours sur une carte, grâce à Via-Michelin. Même l’été c’est costaud. Mais tout enneigé, c’est dément. Heureusement qu’il y a deux véhicules pour se secourir !
L’histoire du lieu est très belle : vers 1050, Saint Bernard d'Aoste (de Menthon ou du Mont-Joux, ancien nom du col du Grand-Saint-Bernard), archidiacre d'Aoste, (le célèbre jambon) voyant régulièrement des voyageurs arriver terrorisés et détroussés, décide de mettre fin aux brigandages dans la montagne. Dans ce but, il fonde, au sommet du col du Grand-Saint-Bernard, l'hospice qui portera plus tard son nom. Nous sommes exactement à 2469 mètres d’altitude. L'église de l'hospice est dédiée à saint Nicolas.
L'hospice du Grand-Saint-Bernard est placé sous la juridiction de l'évêque de Sion, préfet et comte du Valais. Cette particularité explique le fait que l'intégralité du col se situe aujourd'hui en territoire suisse.
C'est à l'hospice du Grand-Saint-Bernard que repose le général Desaix tombé à la bataille de Marengo. Dès le mois de juin 1800, Bonaparte ordonne l'édification de son tombeau au Grand-Saint-Bernard, bien que Desaix n'eut pas traversé les Alpes avec l'armée de réserve.
Et puis, il y a les chiens, premiers sauveteurs en montagne, avec leur baril de cognac sous le cou. Barry, plein de légendes…. Voilà pourquoi Kégresse se dit : « si j’emmène mes voitures là-haut, personne ne pourra dire que je n’ai pas accompli un exploit digne des armées de Napoléon ».
J’ai vérifié, car je suis évidemment en liaison avec les moines de l’Hospice par Internet : ils m’ont passé leurs photos, exposées dans leur petit musée, mais ils n’ont plus de traces des voitures. Ils voudraient bien mon modèle, mais je lui réserve une autre fin vous verrez plus bas. Bref.
Voici un extrait des journaux de l’époque.
L’histoire n’est pas finie. Le lendemain, le temps est meilleur. Kégresse a réussi l'escalade, il faut revenir dans la plaine, vers Briançon. Et il redescend, comme on le sait c’est plus facile de descendre que de monter !
Car le programme est infernal : en février 1928, un mois plus tard, il y a les J.O à Saint-Moritz. Impossible de rater ce rendez-vous mondial. Y aller, permet de montrer au monde entier les deux seules voitures au monde capables de faire du hors-piste !
Et là finit sans doute la carrière de la plaque d’immatriculation 5277X9.
Car l’année suivante, Kégresse recommence bien entendu. Mais son succès lui permet l’être plus pressant auprès d’André. Ce dernier sort les premières C4, et l’autorise à construire quelques torpédo. Comme ça on pourra décapoter en plein soleil. Mais on pourra capoter quand tombe la neige. Ca sera un peu plus confortable. Et Kegresse fait les mises au point en reprenant ses croisières dans la neige, mais il ne grimpera plus si haut !
Quatre ans passent, et ça recommence, avec les Jeux Olympiques d’hiver de 1932 toujours à Saint-Moritz. André y a ses habitudes, et décide d'y retourner. Il est allé entre-temps en Amérique, y a rencontré Henri Ford. Ils ont sympathisé, et André a acquis outre-Atlantique plein de machines outils américaines pour construire ses C4 et C6 à la chaîne. Il a rencontré aussi Charlie Chaplin, et il se dit, friand de pub comme on le connaît :
-« je retourne à St-Moritz avec Chaplin, toutes les télé (enfin les cinéma) vont me filmer. Si j’emmène Charlot, tout le monde verra mes voitures derrière lui ! »
Et il se fait construire deux chenilles neige C6 magnifiques, et tant qu’à faire, un torpédo qu’il présentera plus tard au rallye de Monaco. Ces torpédo ont une fin militaire voyez vous, et un peu de pub sur eux peut se révéler utile !
Le musée de Berne a bien entendu accepté de me passer ses archives !
Je change d’histoire et en reviens plus prosaïquement à nous. Nous sommes lundi 3 janvier 2011, donc 93 ans après, et je sors l'Audi (quatre roues pneus d’été) pour mener Vincent à la gare, à destination de Paris. Nous sortons d’une grosse période de neige, et je n’ai vu aucune autochenille sur la route : on a décidé que seuls les américains en construiraient, et qu’ils les nommeraient half track ! Cette absence de véhicules adaptés a causé une pagaïe inouïe sur les routes de France en plein 21è siècle :
Et je tombe sur un moine extraordinaire. Cheveux rasés, pieds nus dans des sandales spartiates. Un air serein, je me dis voilà un mec qui est au stade de l’accomplissement, aussi jeune c’est pas courant. Il a la robe blanche ceinturée de cuir, avec un énorme chapelet. Tout cela est très seyant, je dirais très couture, et lui va très bien. Je me dis encore : voilà un moine de chez nous qui a une autre allure qu’un taliban hirsute. J’oubliais : il porte une superbe barbe coiffée, entretenue, je serais une meuf, j’aurais envie de passer (tout en douceur) une main dedans. J’oubliais encore, il arbore sur le pectoral le cœur rouge visible à un kilomètre des moines-ermites-missionnaires du Bienheureux Charles de Foucauld. Vous me connaissez, je me présente, on bavarde. Il me trouve manifestement sympa. Moi aussi je le trouve super. Il me file son adresse.
C’est extraordinaire les rencontres ! ils sont deux moines. Ils viennent de recréer la communauté occupant le monastère des petits frères de la moisson de Jésus. « Moisson » ça me fait penser agricole, je me sens en sympathie. Leur monastère est à deux pas ! Aspet/ Col du Portet d’Aspet ! Sengouagnet. Direction col de Menté. A Coulédoux : 2è hameau, Le Couret ! En pleine neige !
Jésus m’envoie alors un SMS et il m'écrit :
-« Tu les mets en relation avec l’Hospice du Grand St Bernard. Tu vas méditer un peu là haut ça te fera pas de mal. Et là, mon vieux, tu es obligé de leur léguer ta bagnole : ils en ont plus besoin que toi ! »
Jésus fait quand ça l’arrange de l’ingérence bien plus efficace que Kouchner. Ca m’embête qu’il me demande ça, mais à Jésus, comment voulez-vous refuser ? (il vient même de convaincre Max Gallo dont j'ai acheté le bouquin à Anne qui n'a rien appris de neuf. C'est Max qui a appris)
Tout ça est authentique. Téléphone (33)05 61 95 21 80. Je lui ai refilé ma carte. Lui la sienne. Il m’a dit qu’il prierait pour moi . Je vais prier pour lui. J'espère avoir le droit de lui raconter cette histoire. Car il est soumis à la règle. Enfin on a vu qu'il a le droit de mener des copains à la gare.