La scène se passe jeudi 26 août 2010, à une date sympa puisqu’il fait un grand beau temps d’été. Dans un lieu plus que sympa, je devrais dire tout à fait extraordinaire : la propriété appartient à Jean, et domine l’Atlantique à Guéthary. Elle le domine en restant en retrait de la falaise qui trempe en bas les pieds dans l’eau. Mais ce qui est extraordinaire, c’est que la falaise appartient à la propriété. Elle est plantée d’une espèce de maquis corse sous lequel des tunnels végétaux permettent l’accès à la plage également privée. Jean a de gros soucis : médicaux d’abord. Et financiers : retraité d’Edf, il a acquis cette propriété il y a vingt ans. Et « à l’insu de son plein gré », elle a pris une telle valeur qu’il est astreint à l’impôt sur la fortune. Et c’est à cause de cette charge qu’il doit louer, pour faire entrer des revenus. C’est grâce à ce détail fiscal que nous sommes là.
Autre particularité : la vue sur la mer couvre à peu près 180°. Une vue tellement unique que pendant la guerre, les allemands avaient réquisitionné la villa, et construit un blockhaus souterrain, d’où ils pouvaient observer Biarritz d’un côté, et toute la côte de l’autre presque jusqu’à Bordeaux. Jean n’a redécouvert ce blockhaus que très tard, presque par hasard grâce à un touriste allemand venu revoir le lieu de sa mobilisation : « un séjour horrible a-t-il raconté, c’était la guerre, j’étais loin de mon Heimat, et ce site si beau dont je ne pouvais profiter (il était seul sans épouse, n’aimait pas les oursins et avait l’interdiction de se baigner, craignant toujours les bombardements alliés), accentuait sa mélancolie (on sait que les allemands sont mélancoliques, et soignent cette Schwermut sous des flots de Bier). Le blockhaus était rempli de cannettes dont Jean a du se débarrasser pour les remplacer par des bouteilles de Bordeaux.
Et pour finir Jean nous confie son projet : il vend la villa. Il rachète une villa moins immense à Anglet (simplement une villa avec piscine, un garage pas plus de deux voitures dont la Mercédès- coupé), un investissement modeste même pas un million (d’Euros).
La chute de l’histoire est prestigieuse : il ne vend pas à n’importe qui : à Bixente Lizarazu.
Wikipedia dit tout sur Bixente : né à Saint-Jean-de-Luz au Pays basque, le jeune Lizarazu profite de l'océan pour pratiquer le surf et jouer au football aux Églantins de Hendaye. Se débrouillant plutôt bien, ses parents sont contactés par le Football Club des Girondins de Bordeaux pour le faire signer. Il hésite alors entre le sport-étude football ou tennis. Ses parents refusent dans un premier temps avant de le laisser partir à 14 ans pour rejoindre la section-études en seconde et le centre de formation des Girondins.
il est à gauche |
On n’a pu que deviner le prix fixé par Jean pour vendre son joyau à Bixente, mais c’est un prix auquel seul peut accéder un ancien footballeur ! Remarquez, il est très simple Bixente. Il est conscient d'additionner tous les bonheurs, et est venu la semaine dernière avec son papa pour débroussailler le maquis. Sûr que la villa sera grâce à lui en de bonnes mains et remise en état parfait.
Alors Antoine, dans un moment euphorique causé par une ingestion des dits oursins humidifiés au Sancerre emporté judicieusement pour les cas graves, devant la vue sublime, réfléchit longuement, et me sort en Espagnol (non seulement il parle couramment, mais il pense en espagnol) :
Aqui estoy, jubilado !
Ce sont trois mots formidables, avec l’accent. Vous savez que l’on ne dit pas ju comme on dirait « jus », mais Antoine prononce le "j" un peu comme le "h" aspiré en l'anglais (ou plutôt comme le mot "who" en anglais) ou en arabe (comme en "HAbibi"). Avec dedans une connotation de Rhrhrhr…, de rauquement félin. C’est très sensuel à écouter. Je ne puis vous rendre ça par écrit. Il faut vous mettre à l’espagnol.
« moi qui suis ici..... »
…Nous sommes au paradis, dans une villa sublime récemment acquise par un grand parmi les grands comme footballeur et homme célèbre et compagnon d'une actrice célèbre. Un Basque de surcroit, et en plus sympa. Elle n'est pas basque mais d'abord ça ne se voit pas ; ensuite elle est belle mais très sympa et joue superbement du piano. Nous sommes vivants ; en vacances, dans ce paradis, avec un goût d’oursins iodés dans le gosier, auquel se mêle le goût de pierre à fusil d'une bouteille de Sancerre-(variante terroir calcaire)- vide, mais quelques autres au frigo, nous ne sommes pas à plaindre, et savourons notre quiétude apaisée.
Nous sommes libres…nous sommes libres, et la vivons cette liberté comme étonnante, jamais nous n’en sommes rassasiés. C’est une extase permanente, qui nous fait hocher la tête et penser : "plus personne pour nous …emmerder…". La retraite, comme c’est merveilleux (quand on est amoureux de sa meuf, et en bonne santé…et dans une villa les-pieds-dans-l'eau).
Jubilado !
Les Français d'aujourd'hui qui confondent tout ne savent pas exprimer la jouissance de cet état de retraité. Ils disent: "je suis en retraite", les pauvres ! car dans cette expression le mot « retraite » a un sens de "Bérésina", c’est à dire de retraite militaire, de débandade... La retraite, bon dieu, n'est pas une Bérésina pour tout le monde ! Il faut savoir la vivre et dire: "je suis à la retraite", c'est à dire retiré du monde du travail, de la torture, donc, selon le sens ancien du mot "travail"!
Antoine fignole la subtilité de la nuance : justement les Espagnols désignent la retraite par : "jubilacion" , c'est à dire : après une vie dure de travail, enfin un état de jouissance de la vie (ou de ce qui nous en reste...). D'où cette jolie convergence entre "estoy jubilado" : je suis retraité et "estoy jubilado": je me réjouis, je jouis de la vie.
Ce n’est pas uniquement de la satisfaction, de l’excitation, de la jubilation. Il y a une dimension mystique supplémentaire, qui atteint ce stade ténu et fragile de l’accomplissement que lui et moi cherchons obstinément.
Jubilado. Accompli ! Antoine brode sur ce thème, il me fait observer une autre nuance, par exemple cela ne veut pas tout à fait dire la même chose si l’on dit :
Estoy aqui
Soy
Je traduis pour moi-même :
Je pense donc je suis…
je suis…
j’existe,
je le sens, j’existe et me sens bien…